MEINONG (A. von)

MEINONG (A. von)
MEINONG (A. von)

Il suffit de comparer les appréciations de Husserl et de Russell sur l’œuvre de Meinong pour comprendre que celui-ci a paradoxalement développé son influence sur la philosophie analytique anglo-saxonne plutôt qu’il n’a contribué au mouvement phénoménologique.

Fondateur du premier laboratoire autrichien de psychologie (1894), il joue un rôle non négligeable dans la formation de la psychologie de la forme. Il se rend compte assez vite que ses recherches concernent des questions épistémologiques et éthiques et qu’elles accentuent une certaine démarche philosophique. Dans le livre publié en 1904 pour le dixième anniversaire de la fondation du laboratoire de Graz, Meinong développe sommairement l’idée, la nature et la légitimité d’une discipline nouvelle: dès 1902, il avait donné le nom de Gegenstandstheorie à une science universelle a priori de portée plus large que la métaphysique. À partir de 1904, l’auteur se consacre aux problèmes qui se posent dans ce nouveau domaine d’investigation appelé «théorie des objets». Celle-ci allait rejoindre d’autres efforts de la philosophie contemporaine pour rétablir à nouveaux frais la discipline philosophique menacée par l’essor des sciences humaines et singulièrement de la psychologie comme science inductive du mental.

1. La formation du système

Alexius von Meinong est né à Lemberg en Autriche. À l’université de Vienne, en 1870, il commence, comme Hume, par s’intéresser à l’histoire, à l’économie et au droit. Ses deux Hume Studien , conçues sous la direction de F. Brentano, la première sur la théorie de l’abstraction (1877), la seconde sur la théorie des relations (1882), décidèrent de sa carrière de philosophe. Privatdozent à Vienne de 1878 à 1882, où il fut le maître de C. von Ehrenfels, il sera nommé ensuite professeur à Graz (1889).

Dans un de ses ouvrages Über Philosophische Wissenschaft und ihre Propädeutik (1885), Meinong discute la nature de la recherche philosophique. Celle-ci, plus qu’une unique science totale et compréhensive, est pour lui un groupe de sciences réunies par un caractère commun: un certain rapport avec des «expériences intérieures». Non que Meinong assigne à la psychologie une position prédominante; comme Husserl, il stigmatise le psychologisme, qui désigne l’application non pertinente de la méthode psychologique. Mais le champ entier de l’expérience peut être traité philosophiquement du point de vue de la relation au sujet pensant. La question fondamentale de la philosophie devient celle de savoir quelles relations l’esprit humain entretient à l’égard de la réalité; et les différences générales qui peuvent apparaître dans ces relations – d’ordre cognitif, pratique, esthétique – constitueraient les divisions naturelles de la philosophie. Comme seul le processus de connaissance, pense l’auteur, conditionne le rapport de l’esprit au monde, c’est lui qui est condition de possibilité des activités esthétiques et pratiques. Mais la question du «connaître» peut se poser selon deux directions: en tant qu’il est un processus naturel dans la vie d’un esprit individuel, avec ses facteurs physiques et mentaux; en tant qu’il représente une forme de pensée objectivement valide. Progressivement, Meinong découvre que ces deux recherches – psychologique et épistémologique – maintenues distinctes pourront néanmoins se rejoindre dans la théorie des objets. On peut distinguer dans la formation de celle-ci trois étapes.

La réflexion sur la théorie humienne de l’abstraction conduit d’abord Meinong à admettre une opposition radicale entre le connaître et le connu. Un objet connu ne saurait être identique au processus du connaître; et, si la connaissance implique la reconnaissance de relations entre les éléments du connu, il convient d’admettre l’existence d’actes mentaux spécifiques, distincts des seules «impressions» et «idées» auxquelles Hume avait borné son investigation. Déjà la «psychologie descriptive» de Brentano avait accompli un progrès sur l’empirisme en refusant d’absorber la totalité de la vie psychique dans ses contenus. Elle avait placé le critère du mental dans la propriété d’«inexistence intentionnelle»: pensée, croyance, désir, sentiments sont dirigés vers un objet d’une façon particulière qui les distingue des activités physiques. À partir de cette notion de direction vers un objet ou d’intentionnalité (Gerichtetsein ), Meinong, en une deuxième étape, développe systématiquement les conséquences. Alors que Brentano rejetait tous les efforts de ses disciples pour établir qu’il pût y avoir des objets différents des choses individuelles concrètes, Meinong estime que les activités psychiques peuvent être dirigées vers toutes sortes d’objets qui n’existent pas nécessairement et il parvient à démarquer l’objet du jugement de l’objet de la représentation.

Mais, pour développer sans contradiction ces conséquences, il ajoute aux prémisses brentaniennes une thèse empruntée au philosophe polonais K. Twardovski; celui-ci, avec une admirable lucidité, avait souligné l’ambiguïté qui s’attache au terme «représenté» (Vorgestelltes ). Un objet peut être «représenté» en ce sens que, outre les relations qu’il entretient à d’autres objets, il entre dans une relation déterminée avec le sujet connaissant: en ce sens, un objet «représenté» est un véritable objet au même sens qu’un objet étendu ou un objet pesant. Mais, d’un autre côté, on peut entendre par là une «image mentale», ce qui n’a plus rien à voir avec un véritable objet. Twardovski distinguait donc ce qui est représenté dans une représentation, c’est-à-dire le contenu; et ce qui est représenté par ou au moyen d’une représentation, c’est-à-dire l’objet. Meinong reprend cette distinction à son compte et montre comment elle permet de lever un certain nombre d’apories brentaniennes. Grâce à elle, la philosophie cessait d’être identifiée à une branche descriptive de la psychologie.

2. La «théorie des objets»

Les thèses directrices du système de la Gegenstandstheorie se nouent dans les deux ouvrages les plus constructifs de Meinong. En 1899, celui-ci en vient à reconnaître une classe d’objets appelés «objets d’ordre supérieur». Les Gestaltqualitäten d’Ehrenfels lui avaient fait tenir les relations pour objectives, et il développe systématiquement l’idée d’objets – comme la différence, ou la constellation de Cassiopée – pour ainsi dire construits sur des objets qui les conditionnent à titre d’inferiora . Dans le Traité des assomptions (Über Annahmen , 1901), qui est probablement son meilleur livre, Meinong décrit toute une classe de faits psychiques «intermédiaires» entre la représentation et le jugement. Les «assomptions» possèdent, comme le jugement, un facteur d’affirmation ou de négation, tout en étant dépourvues de tout élément de conviction. Sans elles, on ne peut comprendre la nature de l’inférence, ni l’appréhension des faits négatifs, ni la nature du jeu et de l’art, ni même la communication en général. Comme les jugements, les assomptions portent sur des «objectifs» qui sont vrais ou faux. Cette notion d’objectif (Objectiv ) permet d’articuler la théorie des assomptions sur la théorie des objets; si je juge que la neige est blanche et si je demande simplement: «qu’est-ce que je juge (ou j’assume)?», au sens où je demande quel est l’objet d’une représentation ou d’une idée, il est clair que ma question ne porte pas sur l’objet «neige», car il est impossible de juger ou d’assumer une entité telle que la neige; nous pouvons seulement juger ou assumer qu’elle existe ou qu’elle est blanche, et ce sont là des «objectifs». Correspondant à la signification de nos phrases, ils permettent à Meinong de construire une théorie objective des fonctions de la phrase.

Aux divers actes mentaux seront rapportés divers types d’objets, indépendants de l’esprit. Meinong conçoit l’objet visé à travers le contenu mental comme un référent objectif que l’acte de conscience n’a pas le pouvoir de constituer. À la différence de Husserl, jamais il n’invoque la subjectivité transcendantale au principe des objets ou des significations; corrélativement, il ne développe pas pour elle-même l’étude du phénomène d’intentionnalité non plus que celle des modes de présence ou d’apparition de l’objet à la conscience. Son mode d’approche est purement objectiviste. La théorie des objets concerne tout ce qu’on peut concevoir d’un objet en vertu de sa nature. Elle s’attache à des problèmes négligés jusqu’ici par les sciences spéciales et se rapporte à tout ce qui est donné à un acte de pensée quelconque. C’est avec la mathématique pure que la théorie des objets, seule science à traiter de l’objet comme tel, possède une connexion essentielle.

3. Russell, lecteur de Meinong

Que faut-il entendre par objet ? Meinong écarte toute définition formelle par le genre et la différence (qui font ici défaut). Le terme, comme l’indique l’étymologie, se réfère plutôt aux expériences qui permettent d’appréhender ou de saisir l’objet, encore que ces Erlebnisse ne soient pas constitutives de l’objet. Dans la mesure où tous les objets doivent être appréhendés pour être connus, ce qui est appréhendé est identique à l’objet, mais ce qui est appréhendé peut être pensé comme tel ou il peut être pensé comme objet . Dans le premier cas, on pense avec l’objet la relation par laquelle le sujet l’appréhende, mais cette relation n’est nullement contenue dans la pensée de l’objet et n’appartient pas à sa nature. Le fait que l’objet peut être appréhendé par un sujet en fait un objet appréhendé , mais ne le constitue pas comme objet. Il peut y avoir objet sans qu’il y ait appréhension; de même, il peut ne pas y avoir objet alors qu’il y a appréhension. Meinong est toujours attentif à distinguer deux types de recherches, celle qui porte sur l’appréhension des objets, et la considération de l’objet en lui-même.

Il reste qu’on peut déterminer en quelque sorte la notion de l’objet comme tel, selon le point de vue de l’appréhension: la classification des objets dépendra de celle des principaux types d’expérience subjective qui permettent de les saisir. Les objets de la représentation sont des choses particulières, et leurs qualités, qui ont pour être l’existence, les relations et les complexes relationnels dont l’être est la subsistance (Bestand ). Les objets de la pensée, on l’a vu, sont appelés «objectifs». Ils subsistent quand ils sont des faits. Aux sentiments correspondent des Dignitative , tels que l’agréable, le beau et le bien, et aux désirs des Desiderative , tels que les normes. Signalons deux thèses de la théorie des objets, qui sont fondamentales et qui furent particulièrement discutées par les philosophes anglo-saxons.

Ainsi, Meinong énonce que la totalité des objets comprend des objets de type et de mode d’être très divers. De ce point de vue, la première division comprend trois classes: les objets qui existent (un arbre); ceux qui subsistent, c’est-à-dire qui sont réels sans pour autant exister (les nombres, la différence entre rouge et vert); ceux qui n’existent ni ne subsistent, tels que les fictions ou les êtres de raison (parmi ces derniers, Meinong range les objectifs faux). C’est sur ce point que Russell fera porter sa critique en 1904. Remaniant lui-même la théorie de ces objets, il convainc Meinong de psychologisme et renverse les rapports entre la logique et la psychologie.

La seconde thèse part de l’idée que tout objet, qu’il existe ou non, a nécessairement une nature ou essence qui lui permet de devenir le sujet d’un jugement correct de prédication. La montagne d’or est d’or et elle est une montagne, bien qu’elle n’existe ni ne subsiste. L’«être-ainsi» de tout objet est indépendant de son être. Cependant, l’inverse n’est pas vrai. Un cercle carré a bien un être-ainsi (Sosein ), mais, dans la mesure où celui-ci est contradictoire, il prive l’objet de son être (Sein ). Parmi ces objets dits «purs», indifférents à l’être (Daseinsfrei ), Meinong va distinguer, cette fois du point de vue de leur nature, les objets impossibles dont le Sosein paraît violer le principe de non-contradiction (le cercle carré est à la fois rond et carré), les objets possibles ou «incomplets» dont le Sosein viole le principe du tiers exclu (la montagne d’or n’est ni plus haute ni moins haute que le mont Blanc).

Russell a présenté dans On Denoting sa «théorie des descriptions» comme une réfutation de la doctrine de l’Aussersein , de l’indépendance du Sosein par rapport au Sein . En fait, de même que la critique des objectifs faux suppose chez Russell une assimilation abusive de l’objectif meinongien avec la proposition de Russell-Moore en 1903, de même la réfutation de la doctrine de l’Aussersein semble bien reposer sur deux confusions. Meinong n’a jamais prétendu que des objets non réels comme le cercle carré ou la montagne d’or possédaient un mode d’être comme la subsistance. Tout se passe comme si Russell reprochait à Meinong une thèse qu’il avait lui-même défendue dans son premier réalisme (Principles of Mathematics , 1903). D’autre part, la théorie russellienne des descriptions présuppose, comme le remarque R. M. Chisholm, que tout énoncé est ou bien un «énoncé d’être» ou bien la négation d’un tel énoncé. Selon Russell, un énoncé de la forme «la chose qui est F est G» peut être paraphrasé ainsi: «Il existe un x tel que x est F et x est G, et il est faux qu’il existe un y tel que y est F et y n’est pas identique à x .» Or, l’énoncé: «La montagne à laquelle je pense est d’or», une fois paraphrasé de cette manière, donne un énoncé faux. En effet, de la vérité de «la montagne à laquelle je pense est d’or» nous ne pouvons pas inférer: «Il existe un x tel que je pense à x et x est d’or.» La théorie des descriptions, qui présuppose que la doctrine de l’Aussersein – selon laquelle l’énoncé précédent est un énoncé vrai d’«être-ainsi» – est fausse, ne peut prétendre donner des énoncés de Meinong une paraphrase adéquate.

Toutes les critiques de Russell sont liées à la possibilité d’appliquer aux énoncés de la langue commune la grille de la logique symbolique telle qu’il la concevait de 1903 à 1907. Depuis que Strawson a montré les limites de la théorie des descriptions quand il s’agit de rendre compte de tels énoncés, que Chisholm a noté que les énoncés analysés par Meinong ressortissaient à un langage de type «intentionnel», aucune objection dirimante ne subsiste, qui interdise aux écrits de Meinong d’être réinterprétés dans leur véritable sens. Par sa personnalité et son style philosophique, Meinong ressemble beaucoup à G. E. Moore. Même subtilité d’analyse, même acuité critique, même combinaison rare d’observation sans préjugé et d’inférence rigoureuse.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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